L'histoire débuta en
l'an 1977. Après un long et fastidieux travail, Shark vit le jour.
C'était un beau bébé de 8,95 mètres de long, 2,86 de large et un
poids de 3,2 tonnes.
Il trouva acquéreur en
1979 et débuta sa vie au port de Dunkerque où il fut rapidement
repéré lors du tour de France à la voile. Ce n'est qu'en 2012 que
les destins de Django, Mathilde et Olivier se croisèrent au port de
Lorient où Shark avait élu domicile avec son nouveau propriétaire.
Il commençait à se sentir vieux et prenait goût à la douceur bien
connue du micro-climat de Bretagne sud.
Il fut donc fort
mécontent de laisser derrière lui son ancienne vie et ne manqua pas
de le faire savoir à Mathilde et Olivier lorsqu'ils décidèrent de
le rapatrier en Bretagne nord. Non seulement ces énergumènes le
perturbaient dans ses habitudes mais ils avaient en outre osé le
rebaptiser lors d'une cérémonie en mer. Il s'appelait dorénavant
Django en hommage à un musicien de jazz manouche, lui qui pouvait se
vanter d'avoir eu auparavant grâce à son nom la réputation de
véritable terreur des mers ! Les premières relations entre
Mathilde, Olivier et leur bateau eurent ainsi par moment des allures
de guerre froide. Les nouveaux propriétaires eurent quelques
mauvaises surprises. Django décida de tester la solidité de leurs
nerfs en brisant la barre en plein coup de vent dans le chenal du
Four alors que ses maîtres entreprenaient de le remonter vers Binic.
Django pensait venir
ainsi à bout du moral et des forces des deux intrus et retrouver sa
vie d'avant. Il n'avait cependant pas encore pris la mesure de la
persévérance de ses nouveaux maîtres qui avaient entièrement
confiance en la capacité du mythique First 30. Ils travaillèrent
dur pour apprendre à connaître ses moindres recoins, lui refaire
une beauté et gagner sa confiance. Petit à petit Django brilla d'un
nouvel éclat. Paré d'une peinture flambant neuve, il commença à
être repéré sur les pontons ce qui flattait considérablement son
ego. Il se mit alors à penser qu'il avait peut être eu un jugement
hâtif à l'égard d'Olivier et Mathilde. Lorsque ces derniers lui
firent part de leur projet de traverser avec lui l'Atlantique, il
sentit l'esprit de sa jeunesse aventureuse souffler à nouveau sur
lui et ne pu contenir sa joie et sa fierté. A compter de ce jour, il
fit tout son possible pour être à la hauteur et brava de nombreux
coups de vent pour les amener jusqu'à ce grand jour, tant attendu
par eux trois : la traversée de l'Atlantique.
***
Ils quittèrent Mindelo
(Cap Vert) le 31 janvier 2015 à midi, par une journée ensoleillée
et ventée, accompagnés par les dauphins.
Django, les entrailles
chargées d'eau, de gazoil et de vivres, se sentait particulièrement
lourd. Il fut donc soulagé lorsqu'il réussit à se délester, avec
la complicité de son fidèle ami le roulis, d'une gaffe, une bassine
et un livre qui furent offerts à l'océan. Pour réconforter
l'équipage, énervé de ces quelques pertes, Django rappela à leur
souvenir que Bernard Moitessier, pour soulager Joshua lors de son
tour du monde en solitaire et sans escale, s'était débarrassé de
nombreux objets par-dessus bord.
La traversée débuta
sans encombre. Afin d'éviter la pétole, ils rallongèrent un peu la
route vers le sud et bénéficièrent la première semaine d'un vent
soutenu et constant. Django s'amusait à surfer sur les vagues tandis
que son équipage, face à cette météo clémente, se mettait dans
le rythme sans jamais souffrir du mal de mer.
Une fois au large, ils ne
croisèrent plus un seul bateau et se retrouvèrent seuls au monde,
au milieu de l'océan Atlantique. Ils pouvaient compter sur le
soutien efficace de leur barreur Raymond, à n'importe quelle heure
du jour et de la nuit. Ils restaient néanmoins vigilants.
Le jour, ils veillaient
à maintenir le bateau en état, surveillant chaque point d'usure
pour éviter toute mauvaise surprise. Olivier se lança dans la
réfection du panneau solaire. A mi-chemin, ils renforcèrent les
points d'usure de la grand voile qui commençaient à apparaître aux points de friction avec les haubans à l'aide de scotch à voile
renforcé au grey-tape. Ils installèrent également des morceaux
PVC sur les écoutes de génois pour prévenir les morsures
lancinantes de son frère-ennemi le tangon.
La nuit, ils
s'astreignaient à des quarts de 3 heures, toujours prêts à
intervenir, se relayant au chevet de Django qui ne pouvait prendre de
repos.
De jour comme de nuit,
ils devaient faire face au jardin de sargasses qui ne les lâchait
plus, faisant parfois perdre les pédales à Raymond et rendant la
pêche quasi impossible alors même qu'une grosse dorade coryphène
pêchée le 3° jour avait mis l'eau à la bouche de l'équipage.
Les journées et les
nuits se succédaient, aussi rapidement que les romans dévorés, les
podcasts écoutés, les films et documentaires visionnés, les
musiques écoutées et fredonnées, les duos harmonica-guitare joués,
les bons repas dégustés et les douches à l'eau de mer prises sur
le pont.
La transat s'avérait
aussi particulièrement propice à la réflexion. Au fur et à mesure
de leur avancée vers l'ouest, la chaleur se faisait de plus en plus
étouffante et les nuits de plus en plus douce. C'est donc aux levers
et couchers du soleil ainsi que sous de splendides ciels étoilés
que Mathilde et Olivier se laissaient emporter par leurs pensées.
Certains évènements
venaient parfois bousculer cette douce routine.
Le 5ème jour, à une
cinquantaine de mètres du bateau, les comparses aperçurent un
souffle de baleine, puis deux ! Spectacle grandiose, surtout lorsque
l'une d'elle se tourna pour laisser voir sa nageoire. Olivier
Mathilde et Django n'eurent cependant pas trop le temps de
s'émerveiller car les cétacés s'approchaient doucement d'eux. Un
petit coup de moteur suffit heureusement à faire disparaître les
baleines dans la profondeur de l'océan aussi furtivement qu'elles
avaient surgi à la surface.
En récompense pour leur
persévérance et leur ténacité à remonter inlassablement les
sargasses qui se prenaient dans la ligne pendant plus d'une semaine,
le Dieu de la pêche leur offrit le 11ème jour une magnifique
bestiole. L’événement survint le 11 février au matin aux alentours
de 9 heures, tandis que Mathilde était de quart et qu'Olivier se
reposait. Alors qu'elle était en train de lire à l'intérieur, elle
entendit le winch tourner. Elle pensa immédiatement que la ligne de
pêche avait à nouveau croisé la route d'un banc d'algues et sortit
pour les en enlever. Elle s'aperçut pourtant assez vite d'une chose
inhabituelle : la ligne slalomait de droite à gauche avec une
puissance inouïe. Mathilde commençait donc sérieusement à
envisager la présence d'un poisson au bout de la ligne lorsqu'elle
aperçut une immense dorade coryphène sauter hors de l'eau pour se
défaire de l'hameçon. Elle se plut à s'imaginer dans le rôle de
Santiago et remercia Hemingway d'avoir détaillé dans son roman les
techniques de pêche : pas de secousses brusques, lâcher de la ligne
lorsque le poisson tire brutalement pour le fatiguer et le remonter
lentement. Elle ne manqua pas de réveiller Olivier en hurlant sa
joie pour qu'il vienne l'aider à ramener le monstre. Quelques
minutes après, une dorade coryphène d'1 mètre 15 et environ 10
kilos se débattait dans le cockpit. Il fallut user de force, de
ruse et saouler l'animal qui heureusement ne tint pas trop l'alcool.
Précisons à ce stade du récit que si l'auteur a déjà été
qualifiée de "Marseillaise" par son entourage, aucune
exagération ne peut ici lui être reprochée. En effet, la dorade a
été mesurée dans les règles de l'art et des photos ont été
prises en guise de bonne foi. Parenthèse refermée. Une fois
domptée, la dorade occupa l'équipage toute la journée. Il fallut
la découper, la dépecer et préparer de beaux filets pour en faire
des conserves, (deux fournées de bocaux laissés 1h30 dans la
cocotte minute) des rillettes, des sushis, des accras, des steaks...
puis nettoyer le carnage occasionné dans le bateau. Malgré tout
Mathilde et Olivier étaient très heureux d'avoir du poisson pour
tenir jusqu'à la fin de la traversée et laisser derrière eux la
triste période où ils avaient été réduis à manger des conserves
de saucisses particulièrement écœurantes.
Au cours de la 13ème
nuit, ils repérèrent une petite lumière à l'horizon et tentèrent
un appel sur le canal 16 de la VHF sans espérer une réponse, se
demandant même s'ils n'avaient pas eu une hallucination. Contre
toute attente, ils obtinrent une réponse immédiate. Pour la
première fois ils n'étaient plus seuls et furent émus de pouvoir
discuter un long moment avec l'équipage du voilier allemand qui se
trouvait devant eux.
Bref, Olivier était
comme toujours en transat (sa 3° déjà !), heureux comme un poisson
dans l'eau et n'était pas pressé d'arriver. Mathilde qui découvrait
la transat, ne cessait de se dire qu'elle se sentait fort bien "dans"
l'Atlantique jusqu'à ce qu'Olivier lui fasse remarquer qu'il était
préférable qu'elle se sente bien "sur" l'Atlantique !
***
Bien sûr, il y eut
quelques épreuves psychologiques. Passé le milieu de la transat
notamment, l'équipage ne put échapper à la pétole qu'il avait
réussi dans un premier temps à éviter.
Il était temps que le
vent revienne, vendredi 13 février, alors que Mathilde commençait à
présenter des signes de démence précoce particulièrement
inquiétants. C'est ainsi qu'elle fut repérée en train de souffler
en direction des voiles et d'avoir une grande conversation avec les
alizées, leur promettant monts et merveilles s'ils pointaient le
bout de leur nez. Précisons que cet évènement est intervenu juste
après que Mathilde se soit liée d'amitié avec un poisson volant
qui était venu finir sa vie en s'écrasant après un long vol plané
dans le cockpit. La corrélation de ces deux épisodes laissait donc
sérieusement craindre quant à son état mental.
Olivier, s'il paraissait
parfaitement sain d'esprit le jour, témoignait la nuit d'une
activité somnambule pour le moins troublante. Les épisodes furent
nombreux. L'auteur s'en tiendra donc qu'à quelques uns d'entre eux.
Olivier se réveilla ainsi en affirmant que de l'eau lui coulait sur
le visage, en soutenant qu'il entendait du bruit provenant de la
terre alors qu'ils se trouvaient à plus de 1000 milles des côtes ou
encore en étant persuadé d'avoir vu un serpent de mer suspendu au
plafond du carré... Une nuit, il sauta de sa couchette en sursaut en
demandant à Mathilde qui était de quart où "se trouvait la
personne". Il soutenait qu'il "l'avait entendue et qu'il
savait qu'elle se trouvait ici". Ignorant de qui Olivier voulait
parler, Mathilde lui fit remarquer qu'à part une sirène, elle
voyait mal de qui il pouvait s'agir. Cette explication finit par
convaincre Olivier qui retourna se coucher penaud. Cet épisode
aurait pu demeurer comique s'il ne s'était soldé par un drame. En
effet, cela donna l'idée saugrenue à Mathilde d'écouter pendant le
reste de son quart de nuit les musiques de la Petite Sirène qui ne
quittèrent plus son esprit pendant tout le reste de la traversée...
***
Avec le retour du vent,
ils furent bercés de plus en plus vite de droite à gauche et de
gauche à droite jusqu'à apercevoir la terre. La Barbade, première
terre en vue fit son apparition au bout du 17ème jour et le
lendemain l'équipage atterrit à Union Island, leur destination
finale, en dépassant le mythique mouillage cristallin des Tobago
Cays.
Ils vécurent heureux de
l'autre côté de l'Atlantique, rencontrant cependant des défis de
taille rapidement relevés du style : comment éplucher une banane ou
ouvrir une noix de coco ?
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